Regard d’une chercheuse sur la co-éducation : 3 questions à Annie Lasne

Annie Lasne est Maître de conférences en sociologie de l’éducation à l’Université de Bourgogne Franche-Comté, Chef du Département Carrières Sociale de l’IUT de Belfort-Montbéliard, Membre du laboratoire C3S, responsable de l’axe 1 « Dynamiques éducatives et société : contextes, acteurs, pratiques »

Elle s’attache particulièrement aux dynamiques éducatives qui ont pour ambition de faire « réussir » des publics en difficultés ou vulnérables grâce à une logique d’accompagnement et de partenariat. La thématique est travaillée dans différents espaces éducatifs : le système scolaire mais également d’autres scènes alternatives de socialisation et de formation. Les notions de co-éducation et d’alliances éducatives sont particulièrement explorées.                                           

Elle a accepté de répondre à 3 questions en lien avec la co-éducation.

 

 

  • Dans un article publié en 2017 sur les freins qui peuvent apparaître lors d’un projet de mise en œuvre d’une relation école/familles axée sur la coéducation[1], vous indiquez « La volonté de collaborer ne garantit pas la construction d’une relation réellement éducative. » Lors de l’expérimentation des laboratoires de la persévérance scolaire, pensez-vous que les équipes impliquées ont permis la construction d’une telle relation ? Au-delà des freins, avez-vous pu constater des leviers ?

La volonté de l’enseignant d’entrer en relation, par exemple avec les familles, est parfois subordonnée au besoin de trouver de l’aide pour accomplir sa mission. En ce sens, il attend des parents, le plus souvent inconsciemment, une conformation de leur attitude à son modèle d’implication parentale, à une mise à son service, sans négociation de sa demande. Quand bien même la rencontre existe, l’incompréhension mutuelle règne cependant empêchant l’élaboration d’une relation co-éducative. A l’occasion des expérimentations du laboratoire de la persévérance, nous avons observé des équipes enseignantes réellement soucieuses de coopérer, dans le respect de l’égale dignité des tous et avec la conviction profonde que tous les jeunes sont capables d’apprendre. Le contact avec les familles était recherché puis entretenu par « touches successives et régulières ». L’apport des parents était conçu comme un point d’appui pour élaborer des pistes de solutions aux problématiques rencontrées par les élèves. Ce fort investissement a clairement porté ses fruits, notamment à l’épreuve du confinement. La continuité pédagogique a pu réellement se mettre en place, facilitant la persévérance scolaire des adolescents et leur réussite, en opposition à ce qui a pu être observé dans d’autres sections où l’absence d’instauration de relations de confiance avec les familles, en amont de la crise sanitaire, n’a pas permis de renouer le lien avec les élèves. En la matière, il n’existe cependant pas de formule magique instantanée. Les avancées constatées dépendent de démarches et d’efforts répétés, parfois démesurés à l’égard des formateurs, car faisant appel à leur volontariat. Le passage à une réelle capacité collective à porter ce type d’orientation n’est envisageable que si ces préoccupations sont partagées par tous et notamment par l’institution. Seule une organisation qui substitue à des démarches individuelles et à des subjectivités, des ressources structurelles et des compétences professionnelles, pourrait assurer des changements durables.

 

  • Une initiative de familles dans un quartier fragile de Belfort[2] a retenu dernièrement votre attention. Des parents d’élèves élus se sont organisés pour répondre à des problématiques scolaires et de quartier en lien avec l’école de secteur mais également le centre social. Comment interpréter ce type d’initiative ?

Au-delà des considérations propres à la co-éducation, le mode d’intervention des parents d’élèves élus rencontrés révèle une modification profonde du modèle qui gère encore aujourd’hui le système éducatif et les fédérations de représentants de parents. Quand les parents délégués des fédérations nationales veillent au respect des revendications collectives définies par leurs instances dirigeantes, ces parents construisent des actions ancrées sur les besoins du territoire. Comme l’a déjà établi Gombert (2008)[3] à propos des parents des classes moyennes supérieures, ces parents apparaissent sensibles aux notions d’autonomie, de projet et de réactivité, et se situent dans un mode de gestion communautaire. En devenant une sorte d’acteur politique sur la scène locale, ce type de regroupement pragmatique cherche à adapter le fonctionnement des institutions locales aux demandes des usagers, plutôt qu’à vouloir changer la société. Ce fonctionnement, où le local est un but et pas seulement un cadre de l’action, montre un intérêt dans la résolution des difficultés par des interventions ponctuelles et à court terme. A long terme cependant, il pourrait amener à des formes de clôture sociale renforçant l’entre-soi et les discriminations fondées sur le territoire. Il pourrait aussi conduire à négliger les engagements unitaires sur le long terme, nécessaires à la défense de grandes valeurs. Sans pouvoir juger aujourd’hui de la pertinence de telles orientations, il convient cependant de rester attentif aux effets de ces nouveaux modèles de fonctionnement sur les enjeux nationaux tels que la lutte contre les inégalités entre groupes sociaux.

 

  • Pour que les parents retrouvent de l’empowerment à l’école, les stratégies évoquées semblent parfois quitter le champ de l’école : recours à un tiers – le médiateur – usage d’un espace physique différent – les cafés des familles au centre social-. Des pratiques sociales et citoyennes pourraient-elles « inspirer » l’école pour coconstruire le lien avec les familles ?

L’ouverture de la classe à une pluralité d’acteurs individuels et/ou collectifs, internes ou externes à l’établissement scolaire, participe de la recherche permanente de la forme de vie scolaire la plus appropriée à la “réussite” des élèves. Mais l’hypothèse que nous formulons, ma collègue du C3S, Christine Gamba-Nasica, et moi-même dans nos travaux communs, est que d’autres espaces à visée politico-éducative ou citoyenne sont un puissant levier d’invention de nouvelles formes d’apprentissage. Les transformations sociétales, sociales et individuelles en cours, peut-être même catalysées par l’épisode de crise sanitaire, poussent ainsi à s’intéresser aux dispositifs mis en place par des collectifs d’acteurs soucieux de la place et du rôle de chacun dans la construction de son parcours de vie individuelle et collective. Les pratiques participatives qui s’y développent pourraient notamment constituer des ressources structurelles et relationnelles aptes à révéler le potentiel des participants et à leur donner du pouvoir d’agir. L’école pourrait alors y trouver des pratiques inspirantes tant au niveau de la mise en œuvre de démarches émancipatoires pour les élèves qu’à propos de l’expérimentation de nouvelles formes de « faire ensemble durablement » avec les familles. En outre, à l’instar de ce qui a pu être observé lors du confinement à propos d’élèves de CAP – d’un des laboratoires de la persévérance de notre académie – qui ont déployé des compétences insoupçonnées parce que la situation ordinaire ne permet pas de les repérer ou ne cherche tout simplement pas à les évaluer, placer les élèves dans des « configurations » élargies pourrait permettre de détecter et valoriser leur « potentiel capacitaire » et de l’intégrer dans le processus pédagogique.

[1] Lasne Annie (2017). Obstacles à la fondation d’une relation de coéducation entre parents et enseignants. Revue suisse des sciences de l’éducation, 2(39), 291-306.

[2] Lasne Annie (2020). Le quartier ne nous laisse pas le choix, Cahiers pédagogiques, (564), 34-36.

[3] Gombert Philippe (2008) L’École et ses stratèges, Les pratiques éducatives des nouvelles classes supérieures. Rennes : Presses universitaires de Rennes.

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